Jouer dans le Domaine des Dieux
La Traversée du Daisetsuzan est un incroyable terrain montagneux de 70 kms situé sur l'île d'Hokkaido, à l'extrémité Nord du Japon, reliant 13 sommets différents ; elle s'effectue entre 5 et 8 jours en moyenne, selon les conditions météorologiques auxquelles on est confronté. Nous avions prévu de le faire en deux jours. "Ambitieux, oui. Impossible, non".
C'est alors que Nash a évoqué l'idée de MISOGI. Nous avons commencé à parler du concept et à nous atteler à cette tâche ambitieuse mais pas impossible qu'est la traversée du Daisetsuzan. Quel impact cela aurait-il sur nos vies mentalement, spirituellement et physiquement ? Le Misogi est une pratique japonaise shintoïste de purification rituelle consistant à laver tout le corps. Le Misogi est lié à un autre rituel de purification shintoïste, le Harae. Les deux réunis sont donc collectivement appelés Misogi-Harae.
Je suis très spirituel et je pratique le Dharma tout en étudiant le Bouddhisme depuis un certain temps. J'aime tout ce qui me pousse à mettre en pratique les choses que j'apprends ,et à les utiliser pleinement. Et c'est duranrt cette traversée que je vais pouvoir vraiment mettre en pratique les quatre nobles vérités : qu'est-ce que la souffrance ? Comment la souffrance est-elle causée ? Comment puis-je m'efforcer de mettre fin à la souffrance (cessation) ? Les Connaissances et la réalisation de soi que l'on acquiert en apprenant à travailler avec la souffrance nous aident à vivre l'Octuple Sentier.
Chaque année, de nombreuses personnes se rendent en pélerinage à des chutes d'eau, des lacs et des rivières sacrés, seules ou en petits groupes, pour pratiquer le Misogi. Le mont Ontake, la chaîne de montagnes Kii et le mont Yoshino sont quelques exemples de lieux anciens et bien connus où l'on pratique le Misogi au Japon. À Kyoto, les gens s'aspergent sous la cascade Otowa No Taki (le "son des ailes") du temple Kiyomizu, bien que la majorité des visiteurs boivent l'eau plutôt que de s'y plonger.
Jesse Itzler décrit parfaitement la vision occidentale du Misogi : "La notion de Misogi est la suivante : vous faites quelque chose de si difficile une fois par an que cela a un impact sur vos 364 autres jours de l'année. Relevez des défis qui élargissent radicalement votre perception de ce qui est possible. Il n'y a que deux règles : vous avez au mieux cinquante pour cent de chances de réussir, et vous ne devez pas en mourir. Est-ce que cela vous fait décrocher la mâchoire ? C'est un bon test, décisif pour savoir si quelque chose peut être un Misogi ou non".
Nous savions tous à quoi nous en tenir sur cette mission, et je savais qu'il s'agirait d'un Misogi radical pour tout le monde, on pouvait le sentir après l'appel. Un doux mélange de nervosité, d'un peu de doute et de peur, avec tout un tas d'excitation, une pincée de danger et, pour moi, un peu de contemplation. Le fait que ce soit le premier pays bouddhiste que je visite, et l'appel spirituel de cette partie unique du monde que je n'aurais jamais pensé avoir l'occasion de voir, ont été rendus encore plus spéciaux et mystiques par la compagnie de mon frère, Travis Weller.
J'avais fait des recherches et consulté nombre de documents écrits et vidéo. Je savais qu'il ne s'agirait pas d'une petite promenade dans le parc, qu'il s'agirait d'une question de vie ou de mort, et que je devais être prêt à affronter le bon et le mauvais côté des choses.
À un moment donné, j'ai essayé de me décourager et de me dire que je n'y arriverais pas. Chaque fois que j'ai emprunté cette voie du déni et du doute, mon partenaire m'a rappelé intuitivement un travail qui avait changé ma vie et m'avait ramené à la réalité, comme pour me dire : "Tu as déjà fait des choses vraiment difficiles ; tu peux le refaire". La semaine dernière, j'ai donc porté ce mantra dans mon cœur et dans mon âme : JE PEUX LE FAIRE !
Après avoir roulé trop longtemps dans un air froid, traversant tant bien que mal brouillard et brumes, nous sommes finalement arrivés dans l'arrière-pays du Daisetsuzan d'où nous devions commencer la traversée ; les choses ont directement commencé à changer de façon inattendue : en descendant du 4x4, Nash s'est retrouvé avec un dos enflammé et pouvait à peine marcher (je pense toujours que le corn dog du 7-11 a quelque chose à voir avec ça). J'ai essayé de le soigner avec une séance de Guasha, une très ancienne technique de médecine traditionnelle chinoise pour faire circuler le sang et le qi dans les zones bloquées du corps, ainsi qu'avec de l'Ibuprofène et du Tylenol ; mais rien n'a fonctionné, alors les plans A et B ont dû être annulés.
D'après la météo, nous risquions de rencontrer de la neige, du brouillard, peut-être des tempêtes de pluie, mais surtout des vents violents jusqu'à 80 km/h, ce qui au sommet d'une ligne de crête, n'est pas une putain de blague... Désormais, nous devions le faire en tant qu'équipe de 3 hommes, et dans des conditions vraiment défavorables. Il était hors de question de dormir peu et de commencer au terminus Nord trop tôt. Heureusement, nous étions près d'une auberge qui allait devenir notre camp de base, et l'endroit où Nash allait pouvoir trouver un peu de réconfort et de soulagement. La nuit précédente, nous avions décidé de nous regrouper, de parler des kits, de revoir ce que nous emporterions dans nos sacs, et toutes les choses habituelles avant de partir à l'aventure. Mentalement et spirituellement, je me sentais bien et je savais que, quoi qu'il arrive, ma vie et ma relation avec Bouddha étaient bonnes et que, quelles que soient les souffrances que j'allais endurer, elles allaient changer ma vie et que j'étais ouvert à tout ce que l'univers allait me lancer.
Travis et moi avons eu de vrais échanges au cours de ce voyage, des échanges que je garderai à jamais dans mon cœur. La nuit avant le grand départ, nous avons parlé de ce moment et de cette aventure qui nous ferait ou nous briserait, de ce qu'il nous avait fallu pour en arriver là, et du fait qu'il n'y avait pas d'autres humains que nous que je préfèrerais voir sur la montagne.
J'ai commencé à prendre confiance et à apprécier vraiment le lien qui m'unissait à Drew, qui était sur le trajet pour capturer toute cette expérience et qui n'était pas un novice en matière de dangers incroyables en montagne puisqu'il sortait tout juste d'une expédition où il avait essayé de ne pas mourir dans des avalanches. Je savais que si je devais être en danger, Drew serait une personne de confiance qui m'aiderait à faire face à tout ce qui pourrait arriver, et j'étais donc prêt à faire ce MISOGI.
Des trois, je savais que j'étais le moins doué pour l'escalade, la randonnée et la course aux sommets. Travis est un ultra-marathonien accompli qui a les Redwoods comme terrain de jeu, Drew est une bête et un grimpeur passionné avec sa femme, et il n'est pas du tout étranger à la haute altitude. J'avais personnellement commencé à faire de l'escalade, de la randonnée et du trail running il y avait environ 7 ans. Pendant cette courte période, j'avais couru sur des volcans au Mexique et j'avais escaladé certains des plus hauts sommets des Grand Tetons dans le Wyoming, mais cela allait être quelque chose d'autre, quelque chose de différent, et je savais que cela allait me rendre différent.
Après quelques boissons chaudes et quelques réflexions et méditations, nous nous embarquions pour ce voyage du Nord au Sud, en commençant par ces nénuphars qui seront notre point d'entrée dans cette aventure.
Dès le départ, j'avais senti que ce serait un vrai défi, et lorsque la neige est apparue après seulement quelques mètres, j'ai su que j'allais sans aucun doute déconner, et je n'allais pas tarder à découvrir comment. Le soleil a réussi à percer un peu les nuages, mais cela n'avait pas d'importance : la neige était la véritable maîtresse et elle nous a appris quelques leçons importantes. À un moment donné, j'ai dû mettre des micro-pointes parce que la neige ne jouait pas le jeu, et je me suis retrouvé à perdre la moitié d'une jambe, et à devoir la sortir de la neige au pied d'arbres majestueux, sans même savoir reconnaître ces arbres.
Juste au moment où je m'habituais à ce terrain, une autre couche de brouillard s'est ajoutée, le sentier est devenu encore plus raide et la respiration a commencé a être de plus en plus difficile. Mais ce qui me servait de potion magique, c'est quand je me retournais de temps en temps pour regarder cette incroyable image : c'était littéralement à couper le souffle, on se serait presque cru dans le Nord-Ouest du Pacifique : des cascades de neige au milieu d'une verdure lumineuse et luxuriante constituaient notre toile de fond alors que nous montions de plus en plus haut en suivant les glands roses qui nous guidaient le long le sentier.
Je me contentais de regarder fixement et de me remémorer les moments où j'aspirais à un tel endroit ; je respirais cet air en pensant à ma gratitude d'être ici et à l'honneur qui m'était fait de représenter mes ancêtres dans ce pays mystique qu'est le Japon. Il y a eu de nombreuses fois où mon cœur s'est relâché et où j'ai pleuré en sachant à quel point le chemin parcouru jusqu'ici était long. Je n'arrêtais pas de me dire que j'étais digne d'être ici et que je rendais mes ancêtres fiers en me présentant. Ce que je faisais était un acte radical et je sais à quel point il était important que d'autres personnes noires et brunes soient témoins de cette magie. J'ai eu cette idée en tête et dans mon cœur pendant toute la traversée, et c'est ce qui m'a donné envie de continuer à avancer, même dans les moments les plus difficiles et les plus piquants.
À l'origine, nous avions prévu de faire 20 miles (32 kms) le premier jour afin d'atteindre l'un des refuges sur le chemin, d'y dormir et de faire le reste de la traversée le jour suivant. Mais le mont Ashi-Dake avait d'autres projets pour nous. Lors de notre ascension, nous avons dû faire face à une myriade de conditions, allant d'un temps agréable et ensoleillé à des vents violents qui vous coupaient en deux comme un couteau, en passant par des moments où nous étions engloutis dans les nuages, où la visibilité était extrêment faible voire nulle, et nous devions alors nous concentrer sur les chaussures de notre voisin pour savoir où nous allions.
Les crêtes de neige et les rochers de différentes couleurs le long de cette montagne volcanique étaient également des tremplins et des points de repère le long du plus haut sommet d'Hokkaido, et à ce moment là, tout ce à quoi je pouvais penser, c'était à quel point ce ramen au miso végétal chaud et fumant allait être bon dans moins de 48 heures, à dire à mon partenaire que j'avais réussi et à fêter cela avec les garçons dans un bar à vinyle de Sapporo ; c'est ce qui me permettait de tenir le coup.
Puis j'ai regardé cette ligne de crête abrupte et j'ai réalisé qu'il n'était pas question de redescendre de sitôt. Nous n'avions pas le droit à l'erreur et Dieu merci, notre petite équipe était déterminée et évaluait chaque action. À un moment donné, nous nous sommes tous regardés et nous nous sommes dit que nous devions vraiment réfléchir à la suite à donner à ce spectacle, car les forces de la nature étaient en train de faire des siennes et nous devions commencer à prendre des décisions cruciales, car après cette cabane, nous n'allions pas trouver d'abri avant plusieurs kilomètres et plusieurs heures.
Je savais aussi que nous avions déjà fait une ascension de niveau 3/4. Je me sentais très mal à l'aise de faire une ascension de niveau 5 dans des conditions qui s'anonnçaient extrêmement mauvaises, même si je m'étais demandé ce qui se passerait si je perdais la vie à cause des montagnes, et ce que cela donnerait. Si je devais m'en aller, je le ferais selon mes conditions. Je connaissais mon niveau de compétences et j'en ai parlé à l'équipe. Tout en sentant les torrents de soufre qui faisaient éruption dans les narines du mont Ashi-Dake, nous avons longtemps discuté pour finalement décider qu'il valait mieux renoncer à faire la traversée complète, et se contenter d'atteindre le sommet du mont Ashi-Dake puis de redescendre au camp de base, en une journée.
Il n'y a pas eu d'égos froissés. Il n'y a pas eu de dénigrement de compétences. Il n'y a pas eu d'accusation ni de reproche.
Un vieux dicton dit que les montagnes vous rendent humbles, et lors de cette aventure, les montagnes nous ont effectivement rendu humbles, moi en particulier. J'ai été très humble, et j'ai mangé chaque morceau de cette tarte à l'humilité. Nous nous sommes tous mis d'accord pour atteindre le plus haut sommet d'Hokkaido et célébrer notre victoire. C'était magnifique de voir trois hommes adultes devenir sensibles et laisser leurs cœurs se libérer au sommet d'une montagne.
Il y a eu des moments où je ne voulais pas regarder en bas, où le vent est passé d'une légère brise à un putain de dégagement de cette montagne, où le refroidissement éolien ressemblait à des fléchettes pénétrant dans la peau. Ashi-Dake voulait que l'on sache que si l'on voulait l'escalader, il fallait avoir du respect ; et nous avons écouté Ashi-Dake.
Il y a eu quelques silences entre Travis et moi, durant lesquels je savais que nous nous étions déjà battus dans des vies différentes, et je faisais confiance à cet homme en lui confiant ma vie et en sachant que nous allions sortir victorieux de cette bataille. À un moment donné, à mi-chemin entre le refuge et le sommet, Travis m'a regardé ; nous nous sommes regardés droit dans les yeux et cela a été un instant vraiment spirituel et propice où il n'y avait juste rien à dire. Puis il m'a regardé à nouveau et m'a dit : "Ça va ?". Je ne pense même pas avoir répondu, je crois que je lui ai juste fait un signe de tête, mais à ce moment là, j'ai su que nous étions presque arrivés et que je n'allais pas abandonner.
Quand nous avons enfin atteint le sommet, j'ai regardé Travis, j'ai posé ma tête sur ses épaules et j'ai commencé à pleurer. C'était bouleversant. Nous nous sommes pris dans les bras et je lui ai dit à quel point j'étais reconnaissant envers lui et combien je l'aimais pour m'avoir donné cette opportunité.
C'était mon 7ème ou 8ème sommet et je suis sûr qu'il y en aura beaucoup d'autres, mais celui-ci était vraiment spécial, très spécial. Le lien que j'avaisi tissé avec Travis et maintenant avec Drew grâce à cette expérience, est quelque chose que j'emporterai avec moi à travers une infinité de vies. La fraternité, l'essence sœur de cette aventure, la vulnérabilité, l'amour et l'adoration non seulement des uns et des autres, mais aussi de cette Terre, c'est quelque chose que je partagerai avec mes petits-enfants et mes arrière-petits-enfants, et qui restera à jamais dans mon cœur.
Honnêtement, je ne savais pas ou ne pensais pas être capable de mener à bien cette mission, et Dukkha et Mara (le doute, la peur, la mort : les ennemis jurés de Bouddha) sont venus me défier pour me faire tomber : mais ils n'y sont pas parvenus, les ancêtres m'ont soutenu.
J'étais venu au Japon pour me prouver que j'étais le rêve le plus fou de mes ancêtres. Je m'y suis présenté pour moi-même, pour mes ancêtres et pour tous les Noirs, les Noirs marrons et les Autochtones qui m'ont ouvert la voie et m'ont permis de vivre mon propre Misogi.