En portant des masques de snowboard, on louche à la surface de l'eau, qui ressemble presque à une éruption cutanée sur la peau d'un motard après un accident. C'est imperceptible en tant qu'eau - elle a pris une texture différente, ressemblant davantage à du gravier qu'à de l'eau. Nous pagayons jusqu'au rivage, les pointes de la pagaie du kayak ne cessent de heurter des gros blocs gelés dans l'eau presque glacée, et notre progression est pathétique. Les radeaux pneumatiques sont vraiment le pire engin possible dans ces conditions, mais nous finissons par les amener à terre. C’est la première fois que je dois faire confiance à ma combinaison étanche lors de ce voyage. Fabriquées intégralement en GoreTex, ces nouvelles combinaisons sont étanches mais aussi légères et respirantes. On se croirait plus dans une fine combi de pêche que dans les grossières combinaisons étanches dans lesquelles je transpirais dans l’eau à l’adolescence. Sur terre, les canots pneumatiques nous montrent enfin leur avantage : ils sont légers et faciles à faire glisser devant les manchots qui les regardent curieusement. Une puissante poussée sur la fermeture éclair de la cargaison dégonfle le radeau et révèle les sacs étanches que nous y avions rangés pour préparer le camp de nuit. Des matelas, une tente, un réchaud, du whisky, une lampe frontale, des masques, des rations de survie de l'armée américaine, du miel, un livre.
Je rêve de dormir dans une grotte en neige et je commence à creuser un mur avec ma pelle dans la pente de la colline. Je creuse sur 2 mètres de large et 1,2 mètre de profondeur. J'arrive au fond de mon mur et là je la sens pour la première fois : l'odeur indéniable du poisson. Je commence à creuser dans le bas du mur et à tailler une grotte haute de 90 centimètres qui s'étend dans le sens de la longueur pour mon coin nuit. En creusant le bas du mur, je vois des ombres sombres dans la neige. Je sais que c’est de la merde de manchot, mais je ne veux pas y croire, alors je continue à creuser. Et je découvre encore plus de merdes de manchot. Les manchots de cette colonie sont principalement des mâles, nous n'avons aperçu qu'un seul manchot à jugulaire ; ils ont du séjourner sur cette partie de l'île lorsque le niveau de neige était plus bas. Je commence à regretter l’emplacement de mon camp et mes mains sont froides et humides, mais j’ai décidé que c’était un point de non-retour.
À ma droite, je peux entendre la glace se briser dans l'eau de la baie, juste à côté de nous. Je me relève chaque fois que j'entends le tonnerre de la glace qui se brise pour voir les débris gelés faire des vagues dans notre petite baie. Le changement climatique se déroule là sous nos yeux et, même si j’ai eu la chance d'en être le témoin privilégié tant de fois, je ne manque jamais une occasion de le revoir. C’est comme un orage ou une pluie de météorites, c'est toujours magnifique. En quelques minutes, chacune de mes pelletées de neige contient de petites crottes noires et bientôt j'ai recouvert la petite surface derrière moi, réservée à la cuisine, de merdes de pingouin. La puanteur est accablante, mes gants mouillés commencent à geler mais je suis trop têtu pour dormir dans la tente. Je suis venu pour cette grotte de neige, et c’est une grotte glorieuse, et putain je vais y dormir, merde de pingouin ou pas !
La perte de chaleur sur mes mains mouillées augmente rapidement. Je saisis maintenant la pelle à mains nues et continue de jeter la neige derrière moi. Mes vaisseaux sanguins commencent à s'élargir, ce qui permet à mon sang de circuler plus facilement dans les artères et les veines de mes mains. Plus je pelle, plus mes mains se réchauffent et plus le glacier à ma droite commence à gronder. C’est bien plus actif que ce que j'avais vu jusqu'alors, mais le vêlage se fait au hasard et je sais, en les filmant, que si vous voulez en voir un, vous devez simplement regarder… pendant très longtemps. Il y aura du temps pour cela plus tard. Maintenant mes mains sont chaudes mais le reste de mon corps est froid et il y a encore de la merde de pingouin à enlever alors je me résigne à voir la dernière étape du processus - quand la glace touche l’eau - et je continue à creuser.
Les manchots incapables de voler me regardent, tandis que j'enlève encore quelques restes de crottes sur le sol de mon campement. Leur régime alimentaire composé uniquement de poisson a au moins une odeur de poisson et je me convaincs que je vais m'y habituer. Je déplie mon matelas de sol et accroche un journal et mes gants mouillés aux piquets de la tente, à l'intérieur de l'abri, avant de faire bouillir de l'eau. Je veux de l'eau chaude pour me faire un grog : j’ai apporté du whisky, du thé, du miel mais j’ai oublié le citron. La neige est un excellent isolant, c’est pourquoi j’ai choisi d'y dormir à l’intérieur ce soir, mais lorsque vous faites fondre de la neige pour obtenir de l’eau, vous devez en ajouter un petit peu au fur et à mesure ; si vous remplissez la cassererole de neige à ras bord, la neige gardera bien plus sa propriété isolante et prendra plus longtemps à fondre. La neige étant principalement composée d'air, il faut beaucoup de neige pour obtenir enfin la quantité d'eau souhaitée. Je regarde surtout la marmite, la suppliant de bouillir enfin. Je me souviens que je suis en Antarctique et qu’une marmite surveillée ne bout jamais, alors je me tourne vers les majestueuses formes de glace suspendues au dessus de la baie en face de nous et à peine ai-je levé les yeux, par ennui et aussi par respect pour la beauté de la Nature qui m'entoure, que je vois un énorme bloc de glace se détacher, faire une chute de 120 mètres et s'écraser dans l'eau bleue d'encre.
Je m'endors au son du vêlage du glacier et je ne me suis jamais habitué à l'odeur de la merde de manchot.